On savait Bobby Womack malade, se débattant avec un diabète, les suites d’un cancer du côlon et un Alzheimer qui ne s’arrangeait pas, révélé début 2013. Mais le chanteur américain, figure d’une soul lumineuse qui en a fait au fil d’une très longue carrière un chaînon manquant entre James Brown et Sam Cooke, était assez en forme pour prévoir des concerts à l’Olympia le 30 juillet, aux Nuits de Fourvières le 23 juillet, aux Escales de Saint-Nazaire le 2 août et se rendre disponible pour des interviews avant la sortie d’un nouvel album.
Tout ceci n’aura pas lieu. Il est mort ce 27 juin à l’âge de 70 ans, de causes qui n’ont pas été révélées. Sa maison de disques britannique, XL, a confirmé ce décès au magazine Rolling Stone.
 
 
 
 
 
La vie de Bobby Womack est celle d’un chanteur et compositeur surdoué mais souvent en marge, qui a alterné – en plus de 50 ans de carrière – les succès et les périodes noires. C’est l’histoire d’un type qui s’est toujours relevé.
Né en 1944 à Cleveland, au bord du lac Erie, Bobby Womack a grandi dans une famille modeste et très croyante. Sa mère joue de l’orgue à l’église et son père, ouvrier dans la sidérurgie et ministre baptiste, fait de ses fils un groupe gospel en vue dès le début des années 50: the Womack Brothers. Ils jouent dans les églises de la région, accompagnés par leurs parents. Mais c’est aussi l’époque où les groupes vocaux noirs, très nombreux dans les villes voisines de Detroit ou Chicago, se transforment peu à peu en formations pop, abandonnant le pur gospel religieux pour des mélodies sucrées qui plaisent aux teenagers d’une Amérique en pleine explosion de jeunesse.Les Womack Brothers empruntent eux aussi cette voie-là après leur rencontre avec Sam Cooke, «l’homme qui a inventé la soul», en 1956. Bobby Womack a alors à peine 12 ans, mais il se fait déjà remarquer par sa voix profonde et son style flamboyant qui n’hésite pas à prêcher son public. Il en gardera son surnom: «le prêcheur».
The Valentinos - Looking For A Love- 1962
Signés par Cooke sur son label SAR, les Womack se renomment The Valentinos et se fâchent à mort avec leur père – qui considérait que les chanteurs gospel qui déviaient vers la pop étaient voués à l’enfer – en adoptant une forme soul dès leur premier succès, Looking for a Love (1961). Friendly Womack ne se réconciliera avec son fils qu’au début des années 80, peu avant sa mort.
En juin 1964, le groupe signe un autre petit tube avec It’s all Over Now, toujours produit par Sam Cooke. Les jeunes Anglais débutants des Rolling Stones, très attentifs à la production soul américaine, tombent sur la chanson et l’enregistrent à leur tour dans la foulée. Ils obtiendront leur premier n°1 en Grande-Bretagne avec ce titre, qui efface vite la version nettement plus mièvre des Valentinos. Bobby Womack aurait tenté d’interdire aux Stones de faire cette reprise, avant d’être convaincu par son manager.
The Rolling Stones - I'ts All Over Now- 1964
Cette année 1964, où le talent de compositeur et de chanteur du jeune Bobby Womack est révélé à un public de plus en plus vaste, est aussi celle d’une première chute. Le 11 décembre, Sam Cooke est tué après une dispute dans un motel de Los Angeles. Les Womack ont perdu leur mentor et leur patron. Ils ne s’en relèveront pas, tandis que toute la scène noire américaine pleure son génie. Bobby Womack se rapproche quant à lui de Barbara, la veuve de Sam Cooke, qu’il finit par épouser en mars 1965, quelques mois à peine après la tragédie… Une décision très mal vue à l’époque, qui lui vaudra d’être mis de côté pendant de longues années. On le voit comme l’homme qui tente de voler le souvenir de Sam Cooke.Mais il n’arrête pas de travailler pour autant. Dans l’ombre, il joue de la guitare pour Aretha Franklin, signe des chansons pour Wilson Pickett, participe activement l’ambitieux album There’s a Riot Goin' On de Sly and the Family Stone et écrit Trust Me pour Janis Joplin, sur son album Pearl, au tout début des années 70.
 
 
 
La fin des Années 60 est marquée par une série de singles, adaptations r'n'b de succès pop du moment comme California Dreamin' des Mama's & Papa's ou encore Sweet Caroline de Neil Diamond.
Bobby Womack revient lentement au premier plan. Au même moment, il signe Communication et Understanding, deux albums remarqués, puis la bande originale d’ Across 110th Street, un film blaxploitation signé Barry Shear. Womack écrit les paroles, et J.J. Johnson, le grand tromboniste jazz qui fut un fidèle de Miles Davis, se charge des musiques. Le morceau-titre, d’une classe rarement égalée, sera un carton de l’année 1972 avant d’habiter la séquence d’ouverture de Jackie Brown, l’hommage de Quentin Tarantino à la blaxploitation en 1997.
Bande Annonce - Jackie Brown - 1997
Le chanteur hier pestiféré est revenu dans le cœur des fans. Il enchaîne des bons albums tout au long des années 70, se faisant au choix doux comme le satin ou explosif comme le fils caché de James Brown, n’oubliant jamais ses années passées dans des groupes de gospel habités. Mais cette décennie est aussi celle des problèmes personnels. Bobby Womack tombe dans la cocaïne et s’éloigne de sa femme… qui finira par lui tirer dessus et le forcer à trouver refuge dans un commissariat. Le couple divorce en 1976. Au début des années 80, il signe The Poet et The Poet II, deux disques qui ont mal traversé les années mais qui furent des réussites de l’époque. Womack surfe toute la décennie sur ce son eighties soul, riche en clavier et basse rondouillarde alignée au kilomètre par des requins de studio, secondé par une armée de choristes. Il s’éloigne inexorablement de la modernité musicale, surfant sur son histoire sans chercher à se renouveler. Mais sa gloire s’éteint inexorablement. Entre 1994 et 2000, il publie un album et un disque de Noël anodin, puis disparaît des radars. Il ne reviendra au premier plan que tardivement, en 2009.
Fan de sa voix un rien éraillée, le chanteur britannique Damon Albarn (Blur puis Gorillaz) le contacte pour l’inviter à chanter sur l’album de Gorillaz Plastic Beach. A cette époque, Bobby Womack a arrêté la musique. C’est ce que racontait sa fille, en 2011: «Il y a eu un moment dans la vie de mon père, où il ne voulait plus rien avoir à faire avec la musique. Quand j’étais plus jeune, il buvait sa tequila, jouait de la guitare et pensait à de nouvelles chansons 24 heures sur 24. Puis, à un moment il a tout arrêté… Il regardait la télé toute la journée et se couchait à 22 heures chaque soir. Il n’avait plus de passion pour la musique.» Remotivé, Womack chante finalement sur deux titres de Gorillaz et remonte sur scène. Dans la foulée, Albarn et le patron du label XL (Adèle, Vampire Weekend…) lui proposent d’enregistrer un nouvel album, cherchant notamment à renouveler le succès d’I’m New Here, l’album de la renaissance de Gil Scott-Heron, un autre géant trop oublié, sorti en 2010 chez XL.
The Bravest Man of the Universe réussit à nouveau ce tour de force en 2012. Le disque offre à Bobby Womack des instrumentaux qui mêlent beats électroniques, piano et cordes, faisant le grand écart entre la soul classique et le modernisme numérique. Lana Del Rey vient également y pousser quelques couplets.
Interrogé par The Guardian, Bobby Womack se disait le premier surpris par cette renaissance qu’il n’attendait plus. «Je ne pigeais rien à la plupart des trucs qu’ils faisaient [en studio], pour tout vous dire. […] Je n’aurais jamais rêvé faire des choses comme ça, mais je voulais me connecter aux gens d’aujourd’hui. Aussi mauvais garçon que j’ai été, je peux toujours chanter jusqu’à plus soif, mieux qu’avant. […] Je suis là pour tous ces chanteurs qui ont disparu. Marvin Gaye, Jackie Wilson, Sam Cooke, Wilson Pickett […]. Ils méritent davantage de respect qu’on ne pourra jamais leur en donner. J’ai envie de faire les choses bien pour eux.» Ce disque inespéré a ramené Bobby Womack au premier plan. Sa voix, vieillie, attaquée par les abus mais toujours parfaitement touchante et en place, a déclenché une série de concerts dans la foulée. Une suite était aussi prévue, puisque des morceaux ont été enregistrés avec des invités aussi luxueux que Stevie Wonder ou Snoop Dogg. Ultime pied-de-nez de son histoire qui a traversé les années malgré les galères, l’album doit s’appeler The Best is Yet to Come – «le meilleur est à venir». Bobby Womack, l’homme qui a couru après sa gloire une bonne partie de sa vie et accédait enfin définitivement au panthéon de la soul, ne le verra pas sortir. Comme si la sérénité devait pour toujours lui échapper.